Le paradoxe de la modestie : quelle place pour l'humilité dans le business et la communication ?

J'ai discuté avec une avocate. Jusque là rien d'extraordinaire me direz-vous. La discussion a basculé sur la concurrence de Fleur d'avocat. En fait nous n'avons pas tellement parlé de la concurrence en général, mais plus d'un concurrent en particulier, et elle me demandait comment je me sentais par rapport à lui [parce que c'est un homme].

Bref je lui expliquais que nos styles respectifs me semblent tellement différents qu'en réalité je ne pense pas que nous soyons réellement concurrents. [La concurrence a cela de bon qu'elle est un défi, une invitation (si ce n'est une obligation !) à se questionner sur ce qui fait notre différence, et à préciser toujours plus qui l'on est et ce que l'on propose. Je dédierai certainement une lettre à ce sujet, j'y avais déjà pensé en vous écrivant sur le regard des autres].

Cela étant, je suis très impressionnée par l'assurance qu'il dégage. L'aplomb avec lequel il vend ce qu'il propose. Vous savez, cet aplomb très masculin [je dirais même très homme blanc catégorie startupper - ce qui n'est pas la même catégorie que l'homme blanc de plus de 50 ans]. Je disais donc à cette avocate qu'il me semble qu'il faut que je mette un peu plus de cet aplomb dans ma communication. Et là elle me dit "mais non Lilas Louise, on n'en peut plus des mecs comme ça, c'est ridicule, moi je ne crois pas en les gens qui font comme si ils savaient tout sur tout." Bref t'es géniale, ta communication est géniale, ne change rien [coeur sur cette elle qui me lit].

Et à cette avocate de rebondir en me racontant qu'un de ses proches lui avait fait remarquer que sur Instagram, elle communique sur ce qu'elle fait, dont des trucs hyper badass, mais qu'elle rajoute toujours une énorme couche d'auto-dérision ainsi qu'une montagne sur ses doutes et ses peurs de ne pas y arriver et sur tous les trucs qui font qu'elle va se ridiculiser, avec moult GIFs et emoji paniqués et en pleurs. Et que ça dilue le propos.

Et donc nous avons discuté de communication.

Cette avocate me disait que son héros à elle, c'est Rocky Balboa qu'elle décrit comme un mec qui tire sa force de ses failles visibles. J'ai feint voir complètement quel type de héros est Rocky Balboa mais en fait non, donc j'ai fait une petite recherche et figurez-vous que j'ai trouvé un papier sur Rocky qui émet la thèse suivante : "Rocky embodies modesty and decency rather than muscular strengh and patriotic pride. His authenticity and uncomplicatedness is still praised by Stalone : "He is of the people. He has no sense of entitlement or superiority. He gets his power from being simplistic."".**

Je me suis donc demandée si le terme "modesty" en anglais se traduisait par "modestie" en français ou s'il s'agissait d'un faux ami auquel il faudrait préférer le terme "humilité". Ce qui m'a amenée à me questionner sur la différence entre l'humilité et la modestie.

Il ressort que la modestie consiste en montrer de la retenue dans l'appréciation de soi-même et de ses qualités. L'humilité, elle, n'est ni dans la surenchère, ni dans la retenue. Elle est justesse, vertu "de celui qui mesure tout ce qui lui reste à apprendre et le chemin qu'il lui reste à parcourir"***. Il est question dans l'humilité de conscience et de respect des qualités que l'on possède, sans que cela n'entraine de sentiment de supériorité et tout en sachant qu'il reste beaucoup à apprendre, certes, mais respect de ses qualités tout de même.

Il découle de cette différence que la modestie est plus liée à la convention sociale. Cette retenue, cette modération dans l'appréciation de soi-même et de ses qualités, aurait surtout pour objet "de protéger l'égo des autres afin qu'ils ne se sentent pas en position d'inconfort, menacés, et qu'ils ne nous attaquent pas en retour"****. C'est donc pour nous protéger que nous sommes modestes, ce qui explique l'expression en anglais "to protect one's modesty", qui signifie protéger sa pudeur.

On est au cœur du sujet.

Je suis d'accord avec cette avocate sur le fait que les personnes qui savent montrer leurs failles sont plus intéressantes. Je crois très fort en le pouvoir de la vulnérabilité pour se lier aux autres. Assumer ses vulnérabilités, c'est justement reconnaître ce qu'il nous reste à apprendre, à améliorer, à développer. Cela relève donc de l'humilité, et c'est cela qui nous mènera à toujours pour mieux servir nos clients.

Mais reconnaître ses failles, ce n'est pas la même chose que noyer ses qualités et ses réalisations dans une flaque, un étang, une mer ou un océan [en fonction de la gravité de votre cas] d'auto-dérision ou d'atténuation.

Que dit donc de moi [ou de cette avocate] cette manière de me dérober de mes compétences, de mes réalisations, de mon potentiel ? Qu'est-ce qui me fait peur dans le fait d'en faire état humblement, soit simplement, avec justesse, telles qu'elles sont ? De qui je cherche à me protéger ?

Indépendemment de la, ou des causes à l'origine de cette modestie, il me semble qu'elle finit par nous desservir, notamment professionnellement, parce qu'à un moment il est question de nous vendre, ou plutôt de vendre nos compétences [vous savez, avec de... hum hum... de l'argent, toussa toussa]. Au stade de la vente, vous ne voulez pas protéger l'autre de ce que vous pouvez lui apporter. Vous voulez l'en convaincre.

Or, convaincre n'est pas la même chose qu'attendrir. Les mécanismes psychologiques mobilisés ne sont pas les mêmes. Les gens n'achètent pas votre travail parce qu'ils vous trouvent attachants, mignons, sympathiques. Ils achètent votre travail parce qu'ils ont confiance en le fait que vous allez répondre à leur besoin, et plus particulièrement, résoudre leur problème. Avec un style qui leur plaît, à votre façon. Mais ce qu'ils doivent retenir de vous reste que vous avez les reins solides, que vous savez ce que vous faites, ou que si vous ne le savez pas encore tout à fait, vous avez ce qu'il faut pour faire en sorte de le savoir. Les gens doivent retenir de vous votre puissance dans le sens de capacité.

Alors oui, soyons humbles, mais ne soyons pas modestes. Ne modérons pas ce que nous avons à offrir. Soyons capable de parler de nos compétences sans nous excuser. Sans les camoufler, sans les atténuer par une bonne dose d'humour. C'est en cela que je dis que je veux m'inspirer de mon concurrent et de son aplomb.

À ce sujet, je vous invite à écouter mon interview d'Isabelle Vigier, et notamment les dernières minutes (1h43). Voyez comme cette femme accomplie, 20 ans d'expérience, qui vient de créer une legaltech, a le réflexe de l'auto-dérision quand il s'agit de poser le mot "innovant" sur son travail, alors même qu'elle a dit un peu plus tôt que le service qu'elle a créé n'existait pas ?

**From Rocky (1976) to Creed (2015) : "musculinity" and modesty, par Clémentine Tholas
***Matthieu Ricard
****Neel Burton

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