Je suis revenue dans cet article sur le sujet du pouvoir de négociation en prenant l'exemple d'une élève-avocate qui a crû que la collab de ses rêves allait lui passer sous le nez si elle refusait d'arriver plus tôt que la date prévue, alors que le cabinet avait méga galéré à la recruter et qu'ils l'attendent comme [le] Messie [histoire vraie].
Je voudrais revenir sur cette partie plus particulièrement :
1e août : elle a une offre et deux autres processus de recrutement sont en cours.
Je l'invite à négocier.
Réponse : "Je ne sais pas si c'est la bonne stratégie parce qu'ils se sont vraiment dépêchés pour me donner une réponse donc je ne me sens pas forcément de les faire attendre, d'autant plus que je rêvais des rejoindre, ce cab dans cette matière, c'est le nec plus ultra".
Si si, c'est justement le meilleur moment pour négocier, mais passons.
25 août : elle a signé sa collab dans le cab de ses rêves à Nantes [elle n'a pas négocié ].
La raison pour laquelle elle n'a pas négocié est la suivante :
C'est top oui, mais top par rapport à quoi ?
À votre référentiel ou à votre valeur sur un marché ?
En clair, bref et précis : si vous avez la possibilité de négocier, faites-le, parce que cette première rémunération est un ancrage.
Je dis "ancrage" en référence à un biais cognitif que vous connaissez peut-être : le biais d'ancrage, qui est un biais de jugement qui pousse à se fier à l'information reçue en premier dans une prise de décision [si j'en ai déjà parlé, excusez mamie qui commence à radoter].
En gros, votre première rémunération va servir de référence à toute les autres.
Quand vous négocierez votre rémunération pour l'année suivante [pour celles et ceux qui osent le faire], ce sera toujours en référence à votre rémunération actuelle, voire à celles que vous avez eu depuis le début [oui, il y a des fourbes qui vous feront culpabiliser en insistant sur l'augmentation globale].
Et si vous changez de cabinet, à tous les coups le recruteur ou le cabinet vous demandera combien vous gagnez actuellement. Quand bien même on ne vous le demanderait pas, votre rétro actuelle sera votre référence donc vous négocierez à partir de ce chiffre.
Si votre rétro est de 40k, vous aurez l'impression de gagner au change en passant à 43k, quand bien même d'autres personnes de niveau équivalent dans ce même cabinet sont à 45k [chiffres au hasard].
Or, le jour où vous l'apprendrez [parce que vous finirez par l'apprendre], vous l'aurez mauvaise, quand bien même vous trouviez que ce n'était pas si mal au début [c'est du vécu].
La ligne sur le CV, l'expérience et la compétence d'une équipe, et votre temps disponible comptent.
Mais, au risque de vous choquer, l'argent compte aussi car c'est la condition de votre réelle indépendance voire liberté :
avoir assez pour épargner et avoir un matelas de sécurité qui vous permet de lâcher une collaboration qui se passe mal pour chercher mieux, ou pour vous installer.
Or, ce qui se passe souvent [surtout quand on est une femme], c'est que c'est limite si on n'a pas envie de payer la personne qui envisage de travailler avec nous pour la remercier de sa gentillesse.
J'ai écrit "personne qui envisage de travailler avec nous" à dessein pour englober recruteur et client potentiel.
Merci mon seigneur de me faire cette grâce, vous êtes trop bon !
C'est le cas de notre élève-avocate par exemple.
C'est normal hein, l'idée n'est pas de vous faire culpabiliser encore plus.
J'ai déjà écrit sur le conditionnement dans lequel les étudiants en droit puis les avocats sont entretenus quant à la guerre sans merci sur le marché du droit, trop d'avocats, pas assez de places, si on n'accepte pas quelqu'un d'autre le fera, etc.
C'est vrai dans certains cas. Il y a des situations dans lesquelles vous n'avez pas de marge de négociation. Le rapport de force ne joue pas en votre faveur. C'est comme ça. Il faut le savoir et comprendre pourquoi pour pouvoir faire le nécessaire pour inverser la tendance [ce sera peut-être l'objet d'une prochaine Lettre].
Et puis il faut aussi reconnaître que quand on passe de stagiaire à avocat, on a souvent l'impression d'un jump de rémunération chouette, on ne se rend pas compte [si vous gagniez mieux votre vie en étant serveur pendant vos études qu'en étant avocat, il faut vous poser des questions]. Pareil avec les premiers dossiers perso et le passage de 0€ à 500€ de CA.
Mais si le rapport de force est en votre faveur, utilisez-le. Négociez.
Ne soyez pas sympa avec l'entreprise en comptant sur l'avenir car vous verrez que l'entreprise a la mémoire courte et hésitera rarement à ne pas être sympa avec vous si cela l'arrange [souvenirs des ruptures de collaboration en masse en mars 2020].
Négociez des engagements équilibrés aujourd'hui.
Ne vous cachez pas derrière le fait que c'est déjà super pour vous. Interrogez-vous sur ce qu'il en est sur le marché.
Au-delà du montant de la rétrocession d'honoraires, négocier c'est aussi explorer les contours de la relation de travail, défendre ses intérêts, et se positionner dès le départ comme une personne vigilante quant à l'équilibre des contributions.
Un cabinet qui propose un fixe bas et un haut variable sur le CA ou la marge dégagée par le cabinet [ça existe] ne vous dit pas la même chose qu'un cabinet qui vous propose un fixe haut avec un bonus plafonné à un mois de rémunération et pas de variable même si c'est vous qui apportez le dossier [ça existe aussi].
In fine, vous voyez que je ne vous parle pas que d'argent, mais aussi d'esprit de la relation de travail. Que dit le package de ce qu'on attend de vous ? Et est-ce que cela vous convient ?
Pareil avec vos clients avec qui vous êtes aussi dans une relation de travail [et combien d'avocats déplorent le piètre respect dont font preuve leurs clients à l'AJ ?].
Vous êtes, ou allez être avocat. Vous défendez les intérêts d'autres personnes, souvent avec des lourdes responsabilités.
Être capable d'avoir ce genre de discussion, c'est faire preuve d'esprit critique, c'est défendre votre valeur, c'est vous intéresser en profondeur au cabinet ou au client qui est susceptible de vous embaucher [sa structuration, sa gouvernance], c'est déjà montrer que vous êtes à la hauteur du job et vérifier que le cabinet ou le client est à la hauteur lui aussi, c'est aussi interroger cette hauteur d'ailleurs.
Je m'emballe, celle lettre est trop longue.
C'est que je buvais un verre avec une amie samedi dernier, et une de ses anciennes stagiaires qui est aujourd'hui élève-avocate nous a rejointes et elle était en plein dans le discours de servitude qui prépare une acceptation sans réserve ni négociation des conditions de travail qui lui seront proposées, et de la gratitude pour le simple fait de la laisser exister.
Avec mon amie on a essayé de lui transmettre un autre regard sur son pouvoir de négociation [droit public des affaires, belles structures : ça ne regorge pas de personnes sur le marché] en lui disant qu'on aurait aimé le savoir à son âge, savoir à quel point c'était déterminant pour le reste.
C'est aussi que je buvais un verre avec une avocate d'affaires, 10 ans de barre, qui a demandé des honoraires de misère à un client perso pour une procédure qui va être complexe et lui demander du travail, et qui sait qu'elle a merdé.
[Je bois manifestement beaucoup de verres.]
Moi-même j'ai longtemps évité le sujet avant de comprendre à quel point c'était un boulet dans le développement de mon activité.
Donc je sais à quel point ce sujet concerne beaucoup, beaucoup d'avocats, et pas que des jeunes.
Alors si je peux planter la graine de l'amélioration et de l'exploitation du pouvoir de négociation dans l'esprit de ne serait-ce qu'une personne par cet article, je me dis que j'ai fait le taff.